• Faut-il manger des animaux ?

     

    La place de l'élevage dans l'agriculture de demain soulève plusieurs questions en cascade. Mes prochains billets vont en décliner quelques-unes, en commençant aujourd'hui par une considération préalable qui inclut nécessairement une dimension philosophique et éthique : pouvons-nous, et devons-nous, manger des animaux ?

     

    Il n'y a aucun doute, une agriculture pérenne devra réduire la part des productions animales. Quel que soit le mode de production, le système alimentaire ultra-carné de la société occidentale n'est pas tenable à l'échelle planétaire, tant il mobilise de surfaces et de ressources. Nous devrons donc apprendre à manger moins de viande et de produits laitiers. Faut-il pour autant préconiser le végétarisme ? La question est légitime et pertinente.

     

    Le végétarisme est possible, sinon souhaitable

     

    Le choix du végétarisme est entièrement respectable et justifié. La santé humaine n'impose absolument pas la consommation de viande, puisqu'il est aisé d'absorber l'ensemble des acides aminés et des graisses utiles à partir des végétaux et des produits animaux non-carnés (œufs, produits laitiers). Il est même possible d'aller plus loin et de pratiquer le végétalisme. À condition de s'astreindre à un régime alimentaire rigoureux, la consommation conjointe de céréales et de légumineuses permet l'apport des acides aminés et des vitamines essentielles à l'organisme humain.

     

    Au-delà de la théorie nutritionniste, le végétarisme et le végétalisme constituent des réalités incontestables de nombreuses sociétés humaines. Encore aujourd'hui, plus de la moitié de l'humanité est végétarienne, car l'immense majorité des habitants de l'Asie (notamment l'Inde et une partie de la Chine) ne consomment jamais de viande. En réalité, c'est le régime carné qui est minoritaire, et c'est le fait de manger des animaux qui est une anomalie pour la plupart des humains actuellement en vie.

     

    Ne pas manger de viande est donc possible et parfaitement légitime. Pour autant, faut-il imposer le végétarisme à l'humanité ?

     

    Un régime carné est plus simple, et ancré dans certaines cultures

     

    De nombreuses sociétés, et notamment celles issues de l'Europe de la Renaissance, ont fait de la consommation de viande un trait culturel – et un confort alimentaire. Il est indéniable que ce régime alimentaire facilite l'accès à certaines vitamines, à quelques acides aminés rares et à des graisses utiles. Il est « simple et efficace ».

     

    Il s'inscrit en outre dans une continuité avec le régime des cueilleurs-pêcheurs-chasseurs. Je n'ai pas écrit « chasseurs-cueilleurs », car cette formule est en réalité erronée : les sociétés préhistoriques et les peuples contemporains non-agriculteurs ne se nourrissaient et ne se nourrissent que très marginalement des produits de la chasse. L'image d'Épinal de sociétés organisées autour de la chasse est partiellement fausse sur le plan social et presque toujours fausse sur le plan alimentaire. Même lorsque la chasse joue un rôle social majeur (en structurant la société et les mythes), elle n'apporte qu'une minorité des aliments réellement consommés. C'est bien la cueillette (fruits, baies, racines, tubercules, feuilles...) qui assure l'alimentation réelle et continue de ces sociétés. La pêche vient généralement en deuxième (même chez les Inuits, qui sont plus pêcheurs que chasseurs), et la chasse ne fournit des aliments que ponctuellement et aléatoirement. Quoi qu'il en soit, la chasse est présente, et peut se transformer, lors de la sédentarisation, en élevage.

     

    L'anti-spécisme : une approche pertinente mais incomplète

     

    Face à l'histoire et aux cultures alimentaires, certains végétariens répondent par l'anti-spécisme. Il s'agit alors de prendre conscience de notre continuité profonde avec l'ensemble du règne animal, et de s'appuyer sur cette continuité pour étendre l'interdiction du meurtre (telle qu'elle existe dans toutes les sociétés évoluées) au règne animal tout entier.

     

    Cette approche reste pourtant biaisée, car elle remplace souvent la prétendue prédominance humaine sur le monde par une prétendue prédominance animale. Les sociétés de cueilleurs-pêcheurs-chasseurs ne tombent pas dans cette erreur, et reconnaissent tout le règne vivant comme contigu à l'Homme ; c'est ainsi qu'ils s'excusent lorsqu'ils doivent tuer un animal mais qu'ils sont également conscients de faire un « tout » avec les plantes et le monde. La continuité de la vie n'a que faire de la barrière des espèces animales, mais elle n'a également que faire de la barrière entre les « règnes » de notre classification moderne. Les bactéries, les algues, les champignons, les plantes herbacées, les arbres, les insectes, les batraciens, les mammifères, les poissons, les humains sont tous en continuité. Ils se consomment tous les uns les autres, dans un cycle ouvert qui assure une transformation permanente des cellules et des organismes.

     

    Divers régimes alimentaires sont possibles

     

    Alors, que faire ? La première chose est d'éviter le systématisme. Il est aussi inadéquat de se moquer des végétariens (qu'il conviendrait plutôt de féliciter), que d'invoquer l'anti-spécisme pour rejeter la consommation de viande en oubliant que les questions qu'il pose concernent toute l'alimentation.

     

    Une solution, adoptée par certains courants du taoïsme, du bouddhisme ou de l'indouisme, consiste à refuser toute prédation du vivant (animaux ET végétaux) et à se contenter de prélever des portions qui ne mettent pas l'organisme en péril. Cela conduit à ne consommer que des produits animaux (lait, œufs) sans jamais consommer de viande, mais également à ne consommer que des fruits et des organes végétaux réparables (certaines feuilles et racines que les plantes reconstituent après prélèvement). Un tel régime, basé sur de très hauts principes, ne permettrait cependant pas de nourrir toute l'humanité actuelle, et demande une hygiène de vie très exigeante et délicate.

     

    Une autre solution consiste à respecter les choix culturels et individuels de chacun, et à accepter aussi bien le végétarisme que la consommation de viande. Mais dans tous les cas, l'anti-spécisme (élargi nécessairement à l'ensemble des êtres vivants) enseigne avec raison à ne pas confondre « consommation » et « prédation ». Que nous mangions une salade, une portion de fromage ou un morceau de viande, nous devons être conscients que nous sommes redevables à d'autres êtres vivants.

     

    La consommation de viande doit être parcimonieuse et éthique

     

    Cette conscience nous impose une règle d'or : éviter de provoquer une souffrance. Les végétariens ont le mérite de poser crument une question incontournable qui mène à une exigence trop souvent oubliée, celle d'élever les animaux dans des conditions respectueuses de leur éthologie, et de n'accepter leur mise à mort que selon des processus réduisant rigoureusement la souffrance et le stress. Ces conditions ne sont pas négociables, aucune consommation de viande ne peut se justifier sans les respecter.

     

    Enfin, si la consommation de viande peut être admise, elle doit revenir à un niveau cohérent avec le potentiel de production de la planète et avec la santé humaine (une partie des pathologies occidentales découlent d'une sur-consommation de viande et de produits laitiers). Il n'est pas nécessaire de supprimer l'élevage, mais aucune agriculture ne sera pérenne en lui conservant une place aussi disproportionnée.

     

     

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