• Que vivent les librairies !

     

    Ce billet est exceptionnellement consacré à un autre sujet que l'agriculture, à savoir la diversité des librairies. En tant qu'auteur (mais aussi lecteur !), je ne peux pas considérer la question agricole sans la relier à ce support de connaissances, d'évasion, de poésie ou de réflexion que sont les livres. La participation régulière à des séances de dédicaces m'a en outre permis de mieux comprendre le travail acharné des libraires et le rôle précieux de ces lieux de partage.

     

    Dédicace en librairie - Photo S. Laulom

     

    Les libraires sont les garants d'une création diversifiée

     

    Je suis toujours surpris devant des auteurs d'essais, de littérature ou de BD, qui n'hésitent pas à afficher des opinions critiques voire cinglantes contre la concentration économique et à revendiquer la liberté de création et d'irrévérence... mais qui placent sans vergogne des liens vers une multinationale de la vente sur internet lorsqu'il s'agit de faire la promotion de leur dernier ouvrage. Bien sûr, tout auteur souhaite vendre ses livres (et les faire lire), et il est réellement « confortable » de placer le visiteur d'un blog dans une position d'achat presque automatique : je clique sur le lien, je jette un coup d'œil, je clique à nouveau, le livre est commandé et je passe immédiatement à autre chose. Efficace. Commercialement efficace.

     

    Mais réfléchissons deux minutes. Si la majorité des achats de livres et de BD sont réalisés auprès d'une ou deux multinationales de vente en ligne, les librairies disparaîtront. Il faut arrêter de se cacher derrière le petit doigt : les librairies sont réellement fragilisées, beaucoup d'entre elles tiennent de justesse ; cet état de fait est clairement la conséquence de la généralisation de la vente en ligne. Elles existent encore mais sont en sursis. Et alors, me direz-vous ?

     

    D'abord, ce sera la fin de ces déambulations intimistes entre des étagères chargées, de ces découvertes aléatoires et inattendues de livres jusqu'ici ignorés, de cette atmosphère apaisante, esthétique et stimulante à la fois. Ensuite, ce sera la fin du conseil critique, de la mise en valeur de coups de cœur ou de chefs-d'œuvre oubliés... tout simplement de la VIE de livres diversifiés. Les billets dans des revues littéraires ou sur des blogs ne pourront jamais remplacer la diversité de points de vue et la couverture des libraires. Sans ces derniers et leur regard subjectif (obligatoirement et heureusement subjectif), 90 % des livres actuels n'existeraient pas, ne pourraient pas exister.

     

    Car c'est grâce à cette mise en valeur subjective, grâce au regard qualitatif des libraires, que les éditeurs peuvent proposer des créations originales, des essais audacieux, des « premiers livres », des ouvrages spécialisés, etc. Sous la pression exclusive (ou quasi-exclusive) des multinationales de la vente en ligne ou en gros, l'édition ne déboucherait que sur une gestion quantitative et comptable de la création écrite. Oui, les auteurs de best-sellers pourront continuer sans problème. Oui, les ouvrages répondant à une demande formatée et commerciale pourront continuer à être édités, y compris avec un renouvellement régulier des auteurs. Mais les autres ? Les livres qui proposent de renouveler l'approche agricole, les BD d'auteurs débutants et hors production commerciale, une grande partie de la littérature... devront renoncer à toute publication « papier ».

     

    Sans libraires, pas d'éditeurs diversifiés. Sans éditeurs diversifiés et audacieux, c'est la mort à terme de 90 % de la création actuelle.

     

    Une évolution lente mais déjà visible

     

    Oh, bien sûr, cette évolution prendra encore quelques décennies, grâce au phénomène d'inertie qui permet aux éditeurs de vivre encore sur l'ancien schéma (et sur leurs fonds propres) pendant quelques temps. Bien sûr, certains me répondront que les auteurs n'auront qu'à s'éditer à compte d'auteur (comme c'est déjà de plus en plus le cas aux États-Unis... avec tous les dégâts financiers et la précarité que cela implique) ou se tourner vers des systèmes d'édition dématérialisée sur internet. Désolé, mais la précarité n'est pas un projet artistique, social ni humain. Qu'elle soit habillée hypocritement des oripeaux de la « modernité » d'internet n'y change rien : la précarité reste la précarité.

     

    Nous sommes tous liés les uns aux autres. Dans le monde culturel comme dans un organisme agricole.

     

    Les intermittents du spectacle ne sont pas que des « débiteurs » de la protection sociale comme le MEDEF et de nombreux hommes politiques ont le culot éhonté de le prétendre : ils alimentent fortement la caisse générale de la sécu, car tous les salariés du monde du spectacle (notamment des salles de cinéma ou de concerts) et une partie substantielle des salariés du domaine touristique n'existeraient pas sans les artistes qui créent des œuvres à présenter ! C'est bien parce que les intermittents existent et créent, que des salariés peuvent recevoir un revenu et cotiser au régime général de la sécurité sociale. Sans intermittents, c'est tout un pan de l'économie qui s'effondrerait et le déficit de la sécu augmenterait.

     

    Il en est de même avec les auteurs et les libraires, dans une relation de bénéfice mutuel. Bien sûr, sans les auteurs il n'existerait pas de libraires. Mais sans libraires, pas de projets éditoriaux, pas de collections autres que commerciales, pas d'auteurs à long terme ! Il suffit de regarder l'évolution de la télévision pour comprendre ce que signifient la concentration et la normalisation des « distributeurs » audiovisuels.

     

    J'ajoute pour finir que la logique monopolistique et prescriptive des multinationales de la vente de livres sur internet a déjà commencé à être assumée ouvertement et cyniquement. Récemment, Amazon a bloqué la distribution des livres d'Hachette aux États-Unis, tout simplement parce que cet éditeur refusait d'obtempérer devant les exigences de la multinationale. Chers amis blogueurs et auteurs, vous ne pourrez pas prétendre que vous ne saviez pas : cette démarche est déjà engagée, explicitement et sans complexe (elle s'est d'ailleurs poursuivi peu après envers les films de Time-Warner).

     

    Quelques réflexes simples

     

    Il n'est pas compliqué de changer de logique. Nous pouvons tous éviter de mettre des liens vers les sites des multinationales de vente en ligne, et renvoyer vers les sites des éditeurs et des libraires ou groupements de libraires.

     

    Pour commencer, il est très simple de fournir un lien de présentation d'un ouvrage : celui de l'éditeur. Il est hypocrite de prétendre que le lien vers tel site standard serait nécessaire pour permettre au lecteur d'un blog de disposer d'une présentation de notre dernier ouvrage : tout éditeur a un site, avec une présentation de ses ouvrages. Si vous cliquez sur « présentation et extrait » dans la colonne de gauche de ce blog, vous tomberez tout simplement sur la page d'Actes Sud ou du Passager Clandestin qui présente le livre concerné. Il peut en être de même pour des ouvrages de Gallimard, du Seuil, de Delcourt, etc.

     

    Il existe par ailleurs des pages présentant des librairies ou groupements de librairies. À défaut de disposer d'une page-ressource renvoyant vers toutes les librairies de France comme c'est le cas sur le site d'Actes Sud (cf. liens « acheter en librairie » ci-contre), il est toujours loisible de mettre en avant des groupements de libraires comme Initiales., ou le site chapeau de plusieurs groupements de librairies indépendantes (ce dernier permet une commande en ligne facile).

     

    Enfin, pour les internautes éloignés de toute ville et/ou désirant passer une commande rapide et facile, il est toujours possible de proposer un site de vente par internet qui soit associatif, de petite taille et garant de diversité. Pour ma part, j'offre au lecteur la possibilité de commander en ligne (et en dernier recours) sur le site de l'association Agir Pour l'Environnement, dont je partage les engagements puisque je contribue à les construire. Cette association ne sera jamais en situation de monopole ni même de vente massive, et ne sert que d'appoint à une démarche éditoriale riche et qualitative.

     

    Quant aux lecteurs, ayez le réflexe de commander vos livres en librairie. Bien sûr, il peut arriver d'être contraint par le temps, par la géographie ou par la rareté d'un livre (que toutes les librairies ne peuvent pas toujours obtenir) à utiliser les sites standard d'achat sur internet. Je ne nie pas cette réalité. Mais si nous faisons l'effort de privilégier les librairies dans tous les autres cas, nous préserverons l'avenir.

     

     

    « La main-d'œuvre agricole, handicap ou vertu ?L'agroécologie : transition ou but ultime ? »

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