• Les conditions du développement de l'agriculture biologique

     

    Comme je l'ai indiqué dans mon billet précédent, plusieurs facteurs obèrent le développement de l'agriculture biologique en France. En particulier, les agriculteurs méconnaissent la bio et expriment une crainte technique et une crainte économique à son égard, surmontées d'une crainte socio-psychologique inhérente au fait de changer partiellement ou fortement son réseau humain et professionnel et de devoir redéfinir sa vision du monde. Je ne reviendrai pas ici sur la crainte économique, qui est désormais largement erronée. Mais les deux autres méritent une attention spéciale.

     

    Lever la peur technique : la bio est une agriculture très performante

     

    J'évoquais précédemment l'importance d'enseigner les techniques biologiques aux agriculteurs intéressés par une conversion, et d'accompagner étroitement ceux qui s'engagent dans cette évolution. Il faut impérativement dépasser la paresse intellectuelle (et l'erreur agronomique) qui confond « bio » et « suppression de la chimie ». Supprimer les produits chimiques de synthèse sans rien changer aux autres déterminants de l'agriculture conventionnelle (cultures pures, variétés et races standard et sélectionnées depuis 70 ans pour un soutien chimique, non-prise en compte des écosystème...) ne définit pas une agriculture biologique mais une agriculture conventionnelle sans chimie. La connaissance systémique et sérieuse de la bio impose de l'avoir pratiquée. Seuls des paysans biologiques et des conseillers spécialisés formés auprès des paysans bio sont en mesure d'expliquer et d'enseigner cette approche holistique. Cela est non seulement nécessaire pour sécuriser correctement les agriculteurs en conversion, mais également impératif pour construire une agriculture biologique pérenne et performante. L'agriculture conventionnelle sans chimie est quant à elle techniquement fragile et agronomiquement non-durable.

     

    Journée technique chez un agriculteur biologique (F. Mercier) – Photo J. Caplat

     

    Au-delà, il est évident qu'un agriculteur sera réticent à s'engager dans un mode de production qui lui semble marginal et incapable de répondre aux défis alimentaires mondiaux. Le malentendu – voire le mensonge – qui prétend que la bio ne pourrait pas nourrir l'humanité est un frein considérable. Il est temps que les institutions, les enseignants et les chercheurs comprennent les fondements agronomiques de l'agriculture biologique... et ses résultats avérés et indiscutables à l'échelle mondiale. Il est inadmissible que ce discours prévale encore dans les institutions nationales et internationales, alors que toutes les études ayant mesuré les rendements réels (en situation et dans la durée) des fermes bio et conventionnelles dans les pays non-tempérés concluent à une meilleure performance de l'agriculture biologique. Montrer, expliquer, argumenter que l'agriculture biologique peut sans aucun problème nourrir plus de 12 milliards d'humains est une nécessité pour que les agriculteurs « ici et maintenant » commencent à la prendre au sérieux et à comprendre qu'elle représente l'avenir.

     

    La bio doit bénéficier de politiques publiques stables et déterminées

     

    Un agriculteur s'engagera difficilement dans une production dont le soutien par les pouvoirs publics et les acteurs économiques semble irrégulier et précaire. Lorsqu'un agriculteur s'interroge sur une éventuelle conversion vers l'agriculture biologique mais apprend que les aides de l'État à la bio sont en diminution, il abandonne le plus souvent son projet !

     

    L'attitude actuelle du ministre de l'agriculture et des présidents de la plupart des Conseils régionaux est irresponsable. Alors même qu'un plan Ambition bio 2017 est symboliquement lancé, l'État a décidé de ne pas prolonger une aide nationale aux agriculteurs certifiés bio et de laisser les Conseils régionaux en prendre la responsabilité. Compte-tenu des limites des finances régionales et de la pression extrêmement forte (voire violente, au sens propre du terme) que le syndicat agricole majoritaire français exerce sur les élus locaux, le résultat ne surprend personne : la quasi-totalité des régions ont choisi soit de ne plus soutenir leurs agriculteurs déjà certifiés en bio, soit de réserver ce soutien aux seules filières jugées stratégiques ou aux seuls territoires à fort enjeu environnemental (comme si les autres devaient être sacrifiés). Elles préfèrent ainsi utiliser leur budget régional issu du « deuxième pilier de la Politique Agricole Commune » pour poursuivre le soutien à l'agriculture industrielle : irrigation dans le Sud-Ouest, surmécanisation, etc.

     

    Ce défaussement de l'État vers les régions est une hypocrisie, qui annihile l'essentiel des effets d'annonce du plan Ambition bio 2017 (lequel était déjà de toute façon plus symbolique que véritablement porteur de moyens, puisqu'il ne cherche aucunement à toucher les agriculteurs conventionnels). Le ministre de l'agriculture ne doit pas s'étonner si la dynamique de conversion vers l'agriculture biologique ralentit en 2014-2015, et sans doute encore les années suivantes. Il faut montrer une incroyable méconnaissance des réalités économiques et psychologiques des agriculteurs pour croire que ces derniers vont s'engager dans un mode de production dont il apprennent qu'il est de moins en moins soutenu !

     

    Seul un soutien clair et pérenne à l'agriculture biologique peut créer les conditions du dépassement de la crainte socio-psychologique. Ce soutien doit s'appuyer explicitement sur les bénéfices environnementaux et sociaux de la bio, et doit donc par définition être national et s'appliquer à toutes les filières. Prétendre que certaines filières ou certains territoires pourraient être « abandonnés », c'est nier les raisons scientifiques, environnementales et sociales qui fondent le changement d'agriculture. En revanche, il est parfaitement raisonnable de réserver ce soutien aux fermes intégralement en bio, et il pourrait être plafonné (si possible en valorisant l'emploi, grâce à un plafond par actif).

     

    Les acteurs de l'agriculture biologique, soutenus par des associations de consommateurs et de protection de l'environnement, ont lancé une mobilisation pour exiger la pérennisation de l'aide aux agriculteurs certifiés bio (appelée par l'administration « aide au maintien », mais par les paysans bio « rémunération de reconnaissance » puisqu'il s'agit bel et bien de rémunérer un service rendu qui permet à la société des économies bien plus importantes). N'hésitez pas à signer la pétition et à interpeler vos élus régionaux et nationaux. Dans un communiqué de septembre 2014, la Fédération Nationale d'Agriculture Biologique rappelle que l'Union Européenne elle-même alerte la France sur la faiblesse des moyens qu'elle alloue à l'agriculture biologique.

     

    [Edit du 11 mars 2015 : Un arrêté signé en catimini fin février 2015 par le ministre de l'agriculture (et publié le 7 mars) réduit rétroactivement de 25 % les aides au maintien pour l'année 2014. Au-delà de ses graves conséquences sur l'équilibre économique des fermes concernées, cette décision incompréhensible est l'archétype des choix catastrophiques créant une profonde insécurité financière et psychologique rédhibitoire pour le développement de l'agriculture biologique. Cf. un article sur le sujet]

     

    La bio est-elle un horizon ou un gadget ?

     

    Comme je l'ai déjà expliqué, l'obsession de l'actuel ministre de l'agriculture pour une « agro-écologie » qui n'est qu'un aménagement marginal de l'agriculture conventionnelle (au contraire de celle dont parlent Nature & Progrès ou Pierre Rabhi) conduit à brouiller dramatiquement le message... et à disperser les politiques publiques.

     

    Contrairement à un usage admis depuis 15 ans en France, certaines mesures agro-environnementales (MAE) de la nouvelle Politique Agricole Commune pourront être supérieures à l'aide à la conversion bio – pour des efforts techniques et des bénéfices environnementaux bien moindres. Il ne s'agit pas là de règles européennes, mais bien d'un choix d'application de ces MAE en France. C'est à la fois un signal extraordinairement défavorable à l'agriculture biologique, forcément démobilisateur pour les agriculteurs en questionnement, et un pur scandale éthique : aider davantage ceux qui font moins d'effort ! Ici encore, il sera trop facile – et très malhonnête – de constater le ralentissement des conversions biologiques, puisqu'un tel dispositif ne peut que dissuader les conversions dans les productions concernées (notamment en grandes cultures).

     

    La moindre des choses, le B-A-BA d'une politique agricole cohérente, est que l'aide à la conversion bio soit d'un montant supérieur à toute autre MAE. C'est une évidence non-négociable, dont le refus discrédite ceux qui ont arbitré en faveur du dispositif actuel.

     

    Des conditions préalables à toute politique sérieuse

     

    Bien entendu, les conditions que je viens de présenter sont nécessaires mais non suffisantes. Elles doivent s'accompagner d'un changement du cadre politique et réglementaire, de façon à mettre fin aux distorsions de concurrences (coût du travail, orientation des subventions, externalisation des coûts sanitaires de l'agriculture conventionnelle) qui défavorisent actuellement la bio. Il est également indispensable de proposer aux paysans une évolution progressive leur permettant d'avancer vers la bio à leur rythme et en fonction de l'histoire et de la structure de leur ferme : j'en avais parlé dans un précédent billet.

     

    Mais j'insiste sur l'inconséquence des décideurs politiques lorsqu'ils prétendent soutenir l'agriculture biologique tout en envoyant aux agriculteurs des messages exactement opposés. Les agriculteurs ne sont pas des machines mais des humains. Croire qu'il suffit d'affirmer hypocritement que l'on soutient la bio, tout en agissant à l'inverse, méprise la capacité des paysans à entendre les signaux politiques, et témoigne chez ces hommes politiques d'une méconnaissance stupéfiante des dimensions psychologiques et culturelles de toute activité humaine.

     

     

     

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